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Yann Coatanlem
Feb 20, 2025
Le principal frein qui empêche l’Europe et la France d’innover réside dans le droit du travail qui est « très antischumpétérien », c’est-à-dire qu’il protège plus l’emploi que les travailleurs, selon l’économiste Yann Coatanlem, dans une tribune au « Monde »
Read the full article in Le Monde English translation below
Le rapport Draghi semble enfin avoir sorti l’Europe de sa torpeur : la prospérité de notre continent et son influence dans le monde sont en danger. Nos atouts formidables, notre recherche de premier plan, nos talents enviés partout, nos fleurons industriels traditionnels ne suffisent plus. L’Europe est devenue une belle endormie parce qu’elle a choisi de se détourner des industries du futur : songeons que nous investissons cinq fois moins que les Américains dans le high-tech. Il s’agit bien d’un choix délibéré, et qui plus est d’un choix rationnel. Les entreprises européennes sont littéralement forcées de se limiter à des activités peu risquées, au mieux à faire de l’innovation marginale, à améliorer à la marge des produits éprouvés. Pourquoi ?
La grande caractéristique de l’innovation fondamentale, disruptive, c’est qu’elle connaît des taux d’échec élevés, très élevés − proches de 80 %, au mieux. Imaginez-vous en compétition dans une course sportive sur un terrain très accidenté où vous tombez tous les 10 mètres. La seule solution pour faire partie du peloton de tête, c’est de se relever très vite. C’est la même chose pour les entreprises innovantes : il faut pouvoir corriger très vite les projets qui ne marchent pas, faire preuve d’agilité, à la fois en temps d’exécution, mais aussi en coûts. Si le coût de l’échec est trop élevé, la logique financière est impitoyable : les projets ne sont plus rentables, et les investisseurs s’en détournent.
Or, l’innovation européenne est asphyxiée précisément parce que restructurer un business est aujourd’hui trop cher, plus cher qu’aux Etats-Unis par un facteur dix. Il n’y a qu’à interroger en aparté les (rares) patrons des grandes sociétés de tech européennes. Une étude récente, dont les conclusions ont été reprises par le rapport Draghi et le competitiveness compass (boussole pour la compétitivité) de la Commission européenne, confirme cette tendance à partir de données pour la plupart publiques.
[...]
La Commission européenne propose, elle, l’instauration d’un 28e régime (un statut pour les entreprises innovantes leur permettant d’opérer sur tous les marchés de l’Union) qui viendrait s’ajouter aux systèmes nationaux. Cela peut être efficace également, mais un système national simplifié et rationalisé paraît cependant préférable : un régime universel est en effet plus juste parce qu’il traite tous les employés de la même manière, il est aussi plus pérenne (car tout changement par les décideurs politiques entraîne plus de mécontents), moins arbitrable par les entreprises et beaucoup plus lisible par les investisseurs.
L’absence quasi totale de l’Europe en IA doit servir de coup de semonce : cette trajectoire de l’échec ne changera pas, tant que la rentabilité des investissements à haut risque ne sera pas rétablie en s’attaquant au coût de l’échec. Il n’y a aucun fatalisme. Des réformes relativement indolores, mais à très forte efficacité, existent : il n’y a pas de temps à perdre !
Yann Coatanlem est économiste et président du Club Praxis
English translation (ChatGPT)
The Draghi report seems to have finally awakened Europe from its lethargy: the prosperity of our continent and its influence in the world are in jeopardy. Our formidable assets, our world-class research, our talents envied everywhere, and our traditional industrial flagships are no longer sufficient. Europe has become a sleeping beauty because it has chosen to turn away from the industries of the future: consider that we invest five times less than the Americans in high-tech. This is indeed a deliberate choice, and what's more, a rational one. European companies are literally forced to limit themselves to low-risk activities, at best to make marginal innovations, to marginally improve proven products. Why?
The great characteristic of fundamental, disruptive innovation is that it experiences very high failure rates, close to 80% at best. Imagine yourself competing in a sports race on very rough terrain where you fall every 10 meters. The only way to be in the leading group is to get up very quickly. It's the same for innovative companies: you need to be able to quickly correct projects that don't work, demonstrate agility, both in terms of execution time and costs. If the cost of failure is too high, the financial logic is ruthless: the projects are no longer profitable, and investors turn away from them.
However, European innovation is stifled precisely because restructuring a business is today too expensive, more expensive than in the United States by a factor of ten. Just ask any of the (few) heads of major European tech companies privately. A recent study, whose conclusions were echoed by the Draghi report and the European Commission's Competitiveness Compass, confirms this trend based on mostly public data.
[...]
The European Commission proposes the establishment of a 28th regime (a status for innovative companies allowing them to operate in all the markets of the Union) which would be added to the national systems. This can also be effective, but a simplified and rationalized national system seems preferable: a universal regime is indeed fairer because it treats all employees in the same way, it is also more sustainable (because any change by political decision-makers leads to more dissatisfaction), less open to manipulation by companies, and much more transparent for investors.
The near-total absence of Europe in AI should serve as a wake-up call: this trajectory of failure will not change as long as the profitability of high-risk investments is not restored by addressing the cost of failure. There is no inevitability. Relatively painless reforms, but highly effective, exist: there is no time to lose!
Yann Coatanlem is an economist and president of Club Praxis.